Eric R.

Enquête sur les attentats du 13 novembre 2015

Les Arènes

24,90
Conseillé par (Libraire)
11 novembre 2021

TERRIFIANT MAIS NECESSAIRE

Les compte-rendus quotidiens du procès en cours des attentats du 13 novembre 2015 sidèrent, désespèrent, émeuvent. Mais comment en sommes nous arrivés à cette nuit noire d’automne? Ce roman graphique raconte sur une année la chronologie précise des faits qui ont précédé et abouti à ces massacres. Si ils ont eu lieu c’est que des failles nombreuses ont permis aux terroristes, connus pourtant des services de renseignements, de passer à travers les mailles du filet. Soreen Seelow, journaliste spécialiste du terrorisme au journal Le Monde les pointe bien entendu dans un récit limpide, tendu au cordeau malgré la complexité et la multiplicité des intervenants et des lieux. Frontières passoires en Grèce ou en Turquie pour des milliers de migrants fuyant le régime de Bachar Al Assad, lois et règlements internationaux inadaptés, services de renseignements manquant de moyens et n’exploitant pas, la liste des manquements est interminable. Les occasions sont nombreuses d’arrêter le processus et, à l’image d’un agent de la DGSI, seule invention de la BD pour des raisons narratives, on découvre que pour les services anti terroristes « Tout était là » sous leurs yeux. La reproduction d’un cri d’alarme du juge Trévidic dans Paris Match du 7 octobre le confirme de manière terrifiante: « L’évidence est là: nous ne sommes plus en mesure de prévenir les attentats comme par le passé. On ne peut plus les empêcher. Il y a là quelque chose d’inéluctable ». Par des auditions sur des repentis notamment, par des écoutes téléphoniques, la cartographie des individus était connue.
Réduire pourtant cette BD à cette seule constatation, même indispensable et au coeur du sujet, serait cependant insuffisant et injuste. Le propos est plus large et aide à comprendre les ressorts qui animent ces djihadistes et provoquent leur folie meurtrière. Ces noms ont désormais un visage, des propos, des motivations et l’enquête nous fait pénétrer à l’intérieur de l’organisation de l’Etat islamique, percevoir son délire idéologique et son horreur de la vie eu égard au bonheur infini de la mort. La transcription de vidéos, d’écoutes téléphoniques démontrent la folie d’une logorrhée verbale mais aussi le cynisme d’individus qui n’hésitent pas à transgresser la loi coranique évoquée à longueurs d’imprécations sous le prétexte que « la guerre est une ruse ».
Dans un parallèle effrayant, le récit n’hésite pas à montrer le désarroi des services de renseignement et du plus haut sommet de l’Etat qui pressentent , devinent mais n’en savent pas suffisamment pour arrêter un processus devenu inéluctable.

Le dessin de Nicolas Otero qui a travaillé et repris presque exclusivement des documents photographiques est parfaitement adapté au mode enquête journalistique finalement retenue même si on atteint là les limites de la définition de la Bande Dessinée. La méthode est efficace et contribue à valider le sérieux de l’enquête qui a conduit selon l’éditeur à travailler sur un dossier d’instruction de 53 mètres de hauteur et près de 300 000 pages. Une enquête écrite n’aurait certainement pas permis une telle fluidité du récit.
Une BD exceptionnelle et nécessaire pour comprendre notre histoire immédiate.

22,00
Conseillé par (Libraire)
20 octobre 2021

BOULEVERSANT

Pour Ariana Neumann, l’autrice de ce passionnant récit, c’est une photo sur une carte d’identité de son père découverte à l’âge de huit ans qui est à l’origine de l’enquête entamée quarante ans plus tard, elle qui, enfant, rêvait déjà d’être détective ». « Papa ne s’appelait pas Hans. Il mentait sur son nom et sa date de naissance ». Et de pleurer auprès de sa mère: « Non. Non. Maman. Non. Il n’est pas la personne qu’il prétend être. Ce n’est pas lui! ». Le document terrifiant est une pièce d’identité d’octobre 1943 et sous la photo de son père, ou de celui qui dit être son père, est collé un timbre à l’effigie d’Hitler.

A ce document vont peu à peu s’ajouter des boites en carton retrouvées dans la famille, emplies de documents officiels, de photos jaunies et racornies, de correspondances. Il y’a loin de Caracas, où vit désormais, solidement implantée et respectée la famille Neumann, aux années de guerre en Tchécoslovaquie. Un éloignement temporel et géographique d’autant plus important que Hans, n’a jamais rien dit, s’est même mué dans un silence total. Il faudra la vieillesse et l’approche de la mort pour qu’il laisse à sa fille quelques pièces muettes d’un puzzle qu’elle devra reconstituer pour trouver une vérité.

De mels en courriers, de traductions en visites, de souvenirs en recherches, Ariana Neumann va faire de son récit d’enquêtrice un document historique de première grandeur. Avec elle, on va suivre la vie, les espoirs d’une famille juive praguoise non pratiquante, intégrée parfaitement dans les années trente, qui va progressivement voir grandir à ses côtés une haine dont la plupart n’ose imaginer le caractère destructeur. Les restrictions de plus en plus fortes, les vexations, les interdictions de plus en plus nombreuses limitent de manière implacable les possibilités de la vie de tous les jours. L’inimaginable devient réalité et les photos familiales judicieusement reproduites traduisent cette descente aux enfers: les sourires insouciants font place à des visages graves et taiseux. L’oncle Richard sera le seul à quitter l’Europe pour les Etats Unis. « En 1939 la famille Hans Neumann comptait trente quatre membres en Tchécoslovaquie ». Vingt neuf, « âgés de huit à soixante ans furent déportés, et « seuls quatre d’entre eux revinrent à la fin de la guerre ». L’histoire de Hans est extraordinaire, un périple va l’amener à se rendre à Berlin, au coeur même de la barbarie pour transformer un adolescent insouciant et inconstant en adulte solide et volontaire.

Ces histoires personnelles déroulent un processus progressif de destruction de l’identité juive mené avec une rationalité et une efficacité redoutables par le régime nazi. De l’interdiction de posséder un animal de compagnie, à celle de se rendre à l’école, puis à la spoliation des biens et finalement à la destruction physique des individus, la famille Neumann comprend trop tard une logique inimaginable car inédite. On suit avec des mots justes, leur peur, puis leur sidération, leur espoir et enfin leur silence.

A ce document historique s’ajoute la découverte et la rencontre bouleversante d’une fille avec son père, homme d’affaires reconnu mais hanté de cauchemars, qui lui laisse à sa mort une petite poupée, comme une invitation à découvrir sa signification. Elle va vers lui en écrivant, elle ouvre les montres qu’il collectionnait, comme pour vivre les secondes à venir et ne jamais revivre les minutes passées. En cherchant son père, avec ce témoignage poignant, elle raconte l’Histoire.

Conseillé par (Libraire)
11 octobre 2021

Tellement juste et subtil

C’est une petite silhouette d’enfant. On ne voit d’elle qu’une pèlerine, des petits pieds qui dépassent. Et pourtant elle nous montre de suite que le bambin est un petit être malheureux. Il suffit, quelques cases plus loin, à Arnaud Monin, avec son crayon, de baisser la capuche et de nous montrer le regard du petit garçon pour comprendre le désarroi d’un enfant perdu dans un univers nouveau. Tout le talent, qui a fait l’immense succès du précédent diptyque de Zidrou et Morin, réside dans cette légèreté formelle à montrer et à narrer des faits difficiles, sans pathos mais avec une douceur infinie, y compris pour évoquer des drames intimes.

Si le thème de l’adoption reste celui de ce nouvel opus, le point de vue retenu cette fois-ci est totalement différent. La famille de Gabriel était touchante. La famille Guitry, qui va adopter Wajdi, petit enfant yéménite de 10 ans, l’est beaucoup moins. On pourrait la qualifier de bonne famille « bobo », le père adoptif, dentiste, donc toujours « sur les dents » comme il aime le préciser, formule sa bonne action avec les habituels poncifs: « il arrive un moment où tu as envie de renvoyer l’ascenseur à la vie, où tu as envie de te sentir … utile ». La mère adoptive, quant à elle, a une motivation plus individuelle, personnelle, ancienne. Sous le vernis d’une « bonne action » se cachent, consciemment ou inconsciemment, des motivations plus égoïstes: donner certes, mais aussi recevoir et combler des vides.

Les auteurs s’interrogent, avec le lecteur, sur les raisons qui poussent des couples à adopter. Echec personnel, vide existentiel, réparation, charité, autant de motivations qui peuvent animer les Guitry, mais auxquelles il manque l’essentiel: l’amour d’un enfant, pour ce qu’il est. Le dessin, tout en subtilités, montre en creux que seule, la fille des Guitry, Ess, se met à hauteur de Wajdi, pour lui parler, les yeux dans les yeux. A genoux. A hauteur d’enfant. Les adultes, de leur hauteur, veulent l’embrasser, le serrer, plus pour eux-mêmes que pour lui, un geste perçu comme un étouffement que Wajdi ne peut supporter.

Là est l’autre force de cet album: montrer la difficulté d’être adopté pour un enfant de la guerre, à qui l’on parle de son périple migratoire comme d’un exploit physique mais dont le voyage n’est avant tout, pour lui, que des milliers de kilomètres de fuite, de peur, de traumatisme. C’est dans le lit, le soir, transformé en tente, que surgissent les images de violence et de la mère et de la soeur perdues. L’adoption est pour Wajdi le paradis et l’enfer. Son regard, sur lequel de nombreuses cases s’attardent, montre son désarroi mais aussi la violence qui l’anime, lui qui voulait juste un endroit pour se reposer, dormir et oublier et à qui on demande d’être vierge comme un nouveau né.

« Dix ans Tu dis ? Tu aurais pu en prendre un plus petit ».

Le registre est grave, douloureux, complexe et le récit de, Zidrou décrit par petites touches subtiles, les mécanismes d’une adoption vouée a priori à l’échec. « Les meilleures intentions ont parfois les pires conséquences » proclame la quatrième de couverture. Zidrou déclare s’être inspiré de deux histoires réelles ce qui contribue à la force du récit, imprégné de nos quotidiens, comme le sont les amis, la famille, si chargés de préjugés, de principes moraux inadaptés et qui permettent aux auteurs traiter des multiples aspects de l’adoption, entre paternalisme, bonne conscience et odieuse charité.

Avec Gabriel, le bonheur d’adopter était dans le bouleversement d’une fin de vie avec beaucoup de joies à la clé. Avec les Guitry, l’adoption révèle avant tout beaucoup de souffrances cachées avec beaucoup de larmes à la clé. Au moins à la fin de ce premier tome.

20,00
Conseillé par (Libraire)
5 octobre 2021

La genèse d'une oeuvre

Calais ne fut pas toujours un camp illégal de transit pour migrants. La ville fut souvent associée, des décennies durant, à une une oeuvre sculptée majeure, immortalisée par un timbre postal: le bronze « Les Bourgeois de Calais » de Rodin. Six personnages en souffrance, conduit par Eustache de Saint Pierre, se livrent au début de la guerre de Cent Ans, au roi d’Angleterre, pour que soient épargnés leurs concitoyens et leur ville: oeuvre monumentale, mondialement connue, reproduite douze fois dans le monde entier de New-York à Séoul en passant par Londres ou Bâle. On sait que cette sculpture est l’oeuvre de Rodin, homme âgé alors de quarante quatre ans, dont le nom commence de plus en plus à émerger au firmament des arts. Décrié par les partisans de la tradition antique, imprégné de son maitre et prédécesseur le « père Rude », il impose une nouvelle vision de la sculpture, donnant vie et parole à des personnages qui bougent et agissent comme dans la vraie vie. Rodin est connu, bientôt reconnu. Beaucoup moins est le commanditaire de l’oeuvre à l’approche du centenaire de la Révolution Française, le maire Omer Dewavrin, notaire, notable établi, qui va, sous le charme du futur amant de Camille Claudel, devenir un partisan d’une statue hors norme tant en la forme, horizontale, que sur le fond, six personnages en souffrance et non six personnages héroïques.

Michel Bernard nous avait séduit avec son ouvrage « Deux remords de Claude Monet » dans lequel l’écrivain en s’éloignant d’une biographie traditionnelle réussissait à nous faire pénétrer l’univers intime du peintre impressionniste obnubilé par son chevalet et ses tubes de peinture. S’appuyant cette fois-ci sur la correspondance entre l’élu et l’artiste, l’écrivain nous raconte la naissance puis l’épanouissement d’une belle amitié qui n’est pas sans rappeler celle entre Clemenceau et le peintre de Giverny. C’est le maire qui tient ici le rôle essentiel, un homme bon, modeste, qui ne sait lui même, formé à la culture classique, ce qui le séduit dans une oeuvre contraire a priori à ses gouts premiers et qui comprend à demi-mots le génie de cette silhouette lourde, massive, à la barbe fleurie si proche de l’allure générale de Claude Monet. Subjugué en regardant les visages de ces hommes effarouchés devant la mort, il comprend comme Monet que:
« (…) ce regard qui dépassait l’existence humaine et sondait le passé et l’avenir, l’infini, n’était que l’empreinte des pouces de Rodin dans de la craie mouillée ».
Le notaire est, avec l’immense sculpture, le sujet véritable du livre. Il donne plus qu’il ne reçoit de Rodin mais cette oeuvre en création, il la sent presque comme sienne.
Il faudra dix ans pour que la statue soit enfin inaugurée en 1895. Les tergiversations répétées et fréquentes de Rodin ne sont pas étrangères à ces retards successifs, mais l’opposition des élus, l’ambiance conformiste dominante, les luttes politiques, une crise financière et une épidémie de choléra témoignent de la difficulté de concrétiser une oeuvre artistique en avance sur son temps. Ces tergiversations, hésitations nous rappellent les cris effarouchés devant l’installation des colonnes de Buren, devant la pyramide du Louvre de Pey. Comme le déclare Rodin,
« Rien de grand ne s'était jamais élevé sans créer la surprise ».
L’écrivain, qui ne saurait oublier Monet, comme une figure parallèle indispensable, par la grâce de ses mots, de son style brillant et lisse comme le bronze mille fois polis des corps de Rodin, rend ainsi grâce à la difficulté de créer mais aussi hommage aux femmes et hommes indispensables passeurs des génies. Heureusement Omer Dewavrin vit toujours. Son buste a été sculpté par Rodin.

Anne De Mondenard

Thames & Hudson

50,00
Conseillé par (Libraire)
5 octobre 2021

UN FLANEUR ENTRE DEUX RIVES

« Le flâneur agité », « Un géomètre du vif », « L’oeil du siècle » autant d’expressions pour tenter de définir l’indéfinissable, mettre en mots une oeuvre unique et mondialement connue: celle de Henri Cartier Bresson (1908 - 2004). La catalogue de l’exposition consacrée à l’admirateur des surréalistes a choisi un angle particulier pour tenter d’apporter un regard nouveau sur des décennies de quête du fameux instant décisif. « Revoir Paris", un verbe pour dire combien la capitale ne fut pour le photographe, qu’une « géographie mais pas une destination », une vie « entre les voyages, c’est là où commence et où se termine l'oeuvre, là où elle n’est jamais en pause » comme l’écrit Anne de Mondenard, directrice de l’exposition. Surtout après la création de l’agence Magnum en 1947, sous l’injonction amicale de Capa notamment, Cartier-Bresson a sillonné le monde de l’URSS en passant par l’Inde ou la Chine. Mais après avoir déposé ses valises, l’élève du peintre André Lhote, reprend vite le chemin des rues parisiennes, pacifiques ou agitées par la guerre, une révolte d’étudiants. Il flâne, Leica en main sur les berges de la Seine, de l’Ile Saint Louis à Juvisy. Ce sont les photographies prises dans ces interstices que l’exposition et son catalogue, nous invitent à découvrir ou à redécouvrir. Dans cette présentation chronologique, de 1929 au portait d’Isabelle Huppert en 1994, des icônes sont présentes, incontournables comme des images de notre mémoire collective. La guinguette de Joinville le Pont, le portrait de Sartre, le brouillard de l’Ile de la Cité sont présents bien entendu. Mais d’autres photos, moins connues, ou même ignorées jusque là témoignent de la double sensibilité du photographe, qui rend si difficile une définition simple de son oeuvre.

Eclate à travers ses photos récurrentes en plongée d’escaliers, de descentes, de routes à peine animées par un ou deux personnages, son fameux sens de la géométrie, son obsession de mettre dans son viseur, un ordonnancement parfait du monde. La photographie des joueurs de boules au Jardin des Tuileries en 1975, entre lignes verticales et horizontales dessinées par la lumière, les silhouettes, les arbres et les grilles composent un tableau inoubliable de rigueur et de beauté.

Comme un contre pied, Cartier Bresson se classe aussi souvent dans cette catégorie si française des photographes humanistes, celle de Doisneau (présent avec un magnifique portrait complice), de Ronis ou de Izis. Dans le chapitre « Changement de cap » qui a pour sous titre « photographier, c’est mettre sur la même ligne de mire, la tête, l’oeil et le coeur », les photographies montrent comment Cartier Bresson a pressenti un urbanisme nouveau qui allait modifier profondément le rapport des hommes. « Terain a Vende » annonce tristement une pancarte devant une barre d’HLM, plantée derrière des derniers sillons tracés par un tracteur incongru. Clochards, petits métiers, amoureux des bancs publics, de nombreux documents montrent que le Leica n’a pas uniquement saisi des angles et des courbes, des ombres et des lumières. Avec son regard ambivalent, le « danseur », capable d’immortaliser Colette ou Camus avec des photographies entrées dans les livres d’histoire, peut aussi montrer la beauté d’un jeune vitrier ou d’une marchande des Halles.

Après avoir parcouru ce catalogue, on retient finalement l’expression écrite à la fin de l’ouvrage de « flâneur entre deux rives », un entre-deux permanent entre « le reportage et l’image isolée, Paris et le reste du monde, la photographie et le dessin, l’engagement mais sans parti, la commande et son propre rythme ». A défaut d’embrasser l’oeuvre cette exposition éclaire avantageusement une rive. C’est déjà énorme.