Eric R.

23,80
Conseillé par (Libraire)
17 août 2023

Un nouvel inspecteur atypique

Après le succès des deux premiers romans de Piergiorgio Pulixi aux éditions Gallmeister, dont le magnifique « L’Ile des Ames », on pouvait s'attendre à ce que l'écrivain italien poursuive ses polars avec ses deux enquêtrices atypiques, Mara Rais et Eva Croce. Prévision erronée car étonnamment le bandeau rouge de couverture annonce qu’il s’agit là de « la première enquête de Vito Strega ».

Pourtant le patronyme de Vito Strega n’est pas anodin, le lecteur attentif se rappellera que son nom apparait comme criminologue dans le dernier roman paru en France. C’est donc bien lui, à l’évocation jusqu’alors énigmatique, qui va occuper le devant de la scène abandonnée par les deux enquêtrices.

Original il l’est à sa manière. d’abord par sa prestance et présence physique imposante, qui lui confèrent un charme indéniable auprès des femmes qu’il côtoie. Un mètre quatre vingt quinze et une silhouette qui rappelle Maigret. Tel est ainsi le paradoxe de ce policier, totalement hors normes, mais qui par son originalité apparente rejoint nombre d’enquêteurs, archétypes des dernières décennies. Comme le flic norvégien Harry Hole de Jo Nesbo, il a des méthodes d’investigation atypiques, se heurte à sa hiérarchie, se bat avec des problèmes affectifs et se trouve même suspendu de ses fonctions suite au décès mystérieux de son adjoint. Comme l’américain Harry Bosch de Michael Connelly il a perdu sa mère dans des conditions mystérieuses et s’est retrouvé, sans vocation, dans l’armée. Vito Strega rentre donc de plain pied dans la tradition des policiers romanesques en marge de l’institution, adeptes de méthodes peu orthodoxes et animés d’une volonté sans faille de justice qui trouve son origine dans une enfance chaotique.
La personnalité du « héros » qui est l’élément essentiel de ces polars contemporains se combine toujours à une enquête principale, fil rouge du roman. Cette fois-ci il s’agit de meurtres d’une violence extrême perpétrée successivement par des adolescent(e)s de quatorze ans, meurtres a priori sans connexions. Sauf pour Vito Strega.
Contrairement aux enquêtes de Simenon, l’enquête centrale n’est pourtant plus aujourd’hui suffisante et l'autre intérêt majeur des polars actuels, est souvent l’adjonction, en filigrane, d’une intrigue secondaire, accompagnée de personnages annexes presque aussi importants que l’enquêteur. C’est ici essentiellement des femmes qu’il s’agit, de femmes avec qui Vito a du mal à composer une vie affective stable et qui nous disent beaucoup de l’inspecteur suspendu. Teresa Brusca, inspectrice amoureuse mais éconduite de Vito, Marina La Brava, enquêtrice perverse et inquiétante, Cinzia son ex-épouse et Livia la psychologue en charge d’évaluer Vito. Quatre femmes comme quatre regards extérieurs, séduits par cet énorme gaillard si mal dans sa peau.

Evoquant le mal être de jeunes, Pulixi inscrit cette fois-ci son histoire dans notre société actuelle, délaissant contes et légendes, pour un récit haletant qui ne saurait se limiter au solutionnement d’une intrigue, la plus diabolique qui soit. Habile narrateur, il pousse le lecteur à avancer rapidement vers la fin de l’ouvrage, lui donnant envie de mieux connaitre encore ce Vito Strega, dont il s’agit de la première enquête. Première et peut être dernière. Qui sait?

Conseillé par (Libraire)
17 août 2023

Du grand art

Avec Jean-Baptiste Andrea tout commence par la fin, ou tout semble commencer par la fin. Une machine à remonter le temps. Dans son magnifique précédent roman « Des diables et des saints », un homme joue du piano dans les gares. Son histoire a commencé cinquante ans plus tôt dans un orphelinat de montagne. Dans « Veiller sur elle », un homme se meurt, là aussi en haut d’une montagne, dans le Piémont. Son histoire a commencé il y a 82 ans, en 1904. C’est la fin mais lui aussi a une histoire, une histoire extraordinaire à raconter, celle de sa vie. Avant de perdre son dernier souffle il se souvient.

Il pourrait s’appeler Roméo et elle Juliette mais ce serait trop simple. Et un peu cliché. Elle se nomme Viola. Elle est une fille Orsini, la famille noble du village sur le plateau de Pietra d’Alba. Lui, qui est alors jeune et bien vivant, a pour prénom, Mimo. Mimo Vitaliani.

« Ce sera toujours toi et moi, Mimo et Viola. Mimo qui sculpte, et Viola qui vole »

Viola, vole ou essaie de voler. De voler dans les airs comme de voler de ses propres ailes dans une société où il est difficile d’être femme. Surdouée, elle appréhende le monde à l’aune de ses connaissances exceptionnelles acquises dans les livres. Indépendante, fière, elle rêve d’un siècle nouveau où les femmes auraient leur juste place.

Mimo sculpte. Fils d’un sculpteur en France, il va exercer son métier, qui deviendra son art en Italie, rejetant le nom de Francese et de ses origines. C’est son histoire qu’il nous raconte sur son lit de mort, une existence qui va le mener d’un oncle alcoolique, censé être son tuteur, à des ateliers à Florence ou à Rome, sans oublier le passage par un cirque. Elle se mêle à l’histoire de l’Italie, et à la montée du fascisme. On oublie pourtant, souvent le contexte de l’époque pour lire une histoire plus ancienne, celle de la Renaissance italienne et de la fin du XVI ème siècle tant le périple de Mimo nous renvoie aux frasques du Caravage dans les bouges romains ou florentins. On voyage dans les ateliers dans lesquels rien ne semble avoir changé depuis des siècles et il faut l’évocation des chemises brunes pour comprendre que le temps a effectivement passé.

C’est qu’il est question d’art, de tableaux de Fra Angelico, ou de sculptures de Michel Ange. De chefs d’œuvre aussi, ces statues qui font pleurer, rire, qui rendent malades ou heureux parce qu’elles possèdent un secret, celui du génie de leur créateur. La sculpture ultime de Mimo est tellement exceptionnelle qu’elle doit être protégée, mise à l’écart du monde car potentiellement dangereuse. Le sujet est pourtant classique, sans crime apparent: une Pietà, cette représentation de Marie tenant son fils Jésus-Christ sur ses genoux. Une mère aimante et son fils mort. Rien de plus. Rien de moins.

Avec ce voyage dans le temps de près d’un siècle dans l’Italie en convulsions, Jean-Baptiste Andrea écrit un roman ample, gigantesque, généreux, entre deux guerres, entre deux mondes, celui des humbles, celui des riches. Deux mondes appelés à ne pas se rencontrer mais que Mino et Viola vont réunir, en tentant de s’apprivoiser l’un et l’autre. Fresque historique, roman d’amour, « Veiller sur elle » est aussi un hymne magnifique à la création. La beauté est là dans le bloc de marbre. La sculpture existe déjà, l’artiste a un seul devoir: l’extraire de la pierre, la ressortir en y touchant le moins possible, comme l’écrivain doit laisser la plume glisser sur le papier, le plus simplement du monde. Pour laisser la poésie des mots pénétrer les interstices d'un récit initiatique aux multiples facettes.

Jean-Baptiste Andrea nous a emmené avec lui, accompagné des thèmes qui lui sont chers et commencent à former une oeuvre: religion et clergé, montagnes et paysages, poésie des lieux et vilenie des hommes. Et le Secret, celui qu’un musicien de gare avait en lui, celui que Mino à dissimuler dans sa Pietà. Secret d’un chef d’oeuvre ou secret d’une vie? Allez savoir.

Histoire d'un peuple et d'une nation de 1870 à nos jours

Futuropolis

24,00
Conseillé par (Libraire)
14 août 2023

UNE BD DOCUMENTAIRE LUDIQUE ET INSTRUCTIVE

Au commencement il y eut un documentaire sur France 2 « Histoires d’une Nation » de Françoise Davisse et Carl Aderhold. Quatre épisodes pour raconter la naissance de la nation française depuis 1870 « sous un jour différent, en y intégrant la participation des immigrés ». La Nation proclamée et revendiquée par la Révolution Française, n’existe pas réellement quand éclate la guerre de 1870. Clivée, scindée elle n’est en fait composée que d’étrangers, ceux-ci se définissant comme tous les individus ne faisant pas partie de la bourgeoisie dominante. Bretons, auvergnats, ouvriers sont ainsi des étrangers. La III ème République naissante sur les décombres d’un pays affaibli par ses divisions prend conscience de la nécessité d’une unité nationale. Commence ainsi le « Roman national », oeuvre fictive, faite pour agréger la nation, entité unie capable de lutter contre d’éventuels ennemis extérieurs. Nos ancêtres les Gaulois, l’école obligatoire pour tous, le Français contre les langues régionales, la Laïcité, se mettent en place et constituent encore aujourd’hui des socles de notre unité.

« Q’est ce qu’être Français ?» devient ainsi un leitmotiv qui traverse le siècle et demi d’histoire nationale qui nous est narrée ici avec un prolongement tacite à cette question: « qui sont ceux que l’on va qualifier d’étrangers ? ». On découvre au fil du récit chronologique, raconté ici comme une histoire, que ces définitions de français et d’étrangers vont changer régulièrement selon les besoins de l’Etat. Nécessités ou non de main d’oeuvre, taux de natalité suffisant ou pas, vont guider les gouvernements successifs à encourager, ou pas ,la venue sur le territoire hexagonal de populations étrangères. Ainsi les conditions d’attribution de la nationalité française vont varier du « droit du sol » au « droit du sang », et inversement, le tout caché derrière un vernis idéologique opportuniste qui dissimule souvent des nécessités économiques.

A la prise en considération économique et démographique de cette main d’oeuvre étrangère, s’ajoute un troisième facteur, politique et idéologique: la haine de l’immigré et son corollaire immédiat, le racisme. C’est le mythe de la France Eternelle inventé artificiellement à la fin du XIX ème siècle qui ressurgit utilement pour justifier le repli de la nation sur elle même. Elles s’accompagne parfois de fumeuses théories scientifiques faites pour justifier le racisme. Sébastien Vassant par des intermèdes instructifs, rappelle ces idéologies nauséeuses et leurs porte-paroles historiques.

« L’ étranger », change lui aussi fréquemment. Fini le breton et Bécassine, c’est désormais l’allemand, honni, qui sert de point de départ au fondement du nationalisme, auquel succéderont le « macaroni, le « Polack", l'espagnol,
l'arabe.

A ce récit historique, le dessinateur ajoute quelques courts témoignages de personnalités ou d’anonymes, montre par des détails de la vie quotidienne que la France se construit chaque jour en amalgamant des idées et des individus différents. Il personnalise ainsi un récit global historique et lui donne une touche humaniste importante.

Un quart de la population française actuelle trouve ses racines dans les pays étrangers, ce que la Bd précise utilement en citant nombre de personnalités de tous ordres d’origine étrangère de Marie Curie en passant par Yves Montand Georges Charpak ou Robert Badinter. Malgré cela, à chaque fait divers, à chaque élection, l’immigration devient un sujet majeur. La lecture plaisante de cet ouvrage didactique, rappelle pourtant combien ces flux migratoires sont souvent au départ désirés et encouragés avant de devenir encombrants quand l’économie n’en a plus besoin. On voudrait gérer la vie d’hommes et de femmes, comme des marchandises. Quitte parfois à ce cacher les yeux ou à laisser s’exercer la haine de ce qui n’est pas soi.

Un monde a soi

Ouvrage Collectif Parisi Chiara (Dir.)

Centre Pompidou Metz

Conseillé par (Libraire)
27 juin 2023

UNE ARTISTE A (RE)DECOUVRIR

Suzanne Valadon, jeune fille arrivée avec sa mère du Limousin à la Butte Montmartre, fut dès l’âge de 15 ans un modèle inspirant pour Renoir, Puvis de Chavannes ou Toulouse Lautrec. Quelques années plus tard, elle devint la maman d’un peintre bientôt plus célèbre qu’elle, Maurice Utrillo. C’est souvent ainsi que l’on définit Suzanne Valadon. Modèle puis mère. Comme souvent l’histoire de l’art, masculinisée à outrance, a oublié l’artiste peintre importante de cette époque charnière de la fin du XIX ème siècle et du début du XX ème siècle. C’est Degas, artiste misogyne s’il en est, qui l’intronisa un jour en voyant ses dessins: « Désormais, vous êtes des nôtres » aurait il déclaré un jour à celle qu’il appelait « Terrible Maria », Suzanne étant le prénom fictif, choisi par Toulouse Lautrec. C’est bien d’abord le trait, noir et épais, qui définit en effet la peintre à ses débuts, un trait sûr qui délimitera plus tard les corps avec précision quand les couleurs seront posées sur des toiles.
Elle qui rêva, jeune d’être artiste de cirque, écuyère, va faire du corps sa principale source d’inspiration et ce sont ces nues qui éblouissent, des nues débarrassés de regards masculins portés vers le désir, l’esthétisme de corps divinisés. Les nues de Suzanne Valadon sont réalistes, sans apprêts ni poses langoureuses. Les seins sont lourds, les hanches larges et ne cherchent pas l’exhibition ou la dissimulation. Les corps sont présents, c’est tout. Cette volonté de traduire la réalité brute on la retrouve dans ses magnifiques autoportraits, dont celui de la couverture du catalogue, reproduit comme un manifeste pictural: j’ai mon âge (65 ans), et je suis telle quelle, comme vous me voyez. A la manière de Rembrandt, Valadon, veut saisir le passage du temps. Ce précepte elle l’applique à elle même comme à ses modèles qui ne sont ni enlaidies, ni magnifiées mais aussi à ces portraits de commande sans complaisance et dont on se demande comment ils ont été reçus par leurs commanditaires. Elle peint aussi quelques nus masculins, là aussi sans « prescriptions culturelles », puisque c’est avec ces corps non dissimulés qu’elle vit depuis son arrivée à Paris.

A contempler ces tableaux réunis on a le sentiment que Valadon, totalement autodidacte, fut une éponge à sa façon d’absorber les thèmes partagés par les artistes de sa génération mais aussi dans sa manière de poser les touches sur la toile. On retrouve Matisse et ses tissus et draperies, les aplats des nabis, les poses marmoréennes et les touches de Cézanne, l’absence de perspective, les rose et les traits noirs de Gauguin. Dire et écrire cela ne réduit pas le talent de Valadon qui n’agit pas comme une vulgaire copiste.

On se dit qu’une nouvelle exposition reste à faire comme elle fut le cas avec celle consacrée à Picasso et aux Grands Maîtres, ou celle de Joan Mitchell et Monet, une exposition mettant en parallèle les oeuvres de Suzanne Valadon avec celles de ces contemporains.

« Mon oeuvre? Elle est finie (…). Vous la verrez peut être un jour, si quelqu’un se soucie jamais de me rendre justice » avait elle déclaré à la fin de sa vie. Ce catalogue lui rend cette justice qu’elle espérait. Et qu’elle mérite.

One shot

Delcourt

19,99
Conseillé par (Libraire)
16 juin 2023

Une formidable amitié

Aucune couleur mais simplement du gris et du noir. Pas de dessins flamboyants mais un trait fin, minimaliste pour aller à l’essentiel. On ne fait pas dans l’exubérance quand on aborde le thème de la fin de vie car c’est bien de cela qu’il s’agit dans ce magnifique roman graphique de Juanungo, dessinateur argentin, auteur de Donjon Monsters, qui s’est inspiré de l’histoire de son père, réalisateur de film d’animation, comme l’est Nazareno, dit Neno, vieil acariâtre, dont les jours sont comptés. Allongé sur son lit, en pleine détresse, ce dernier décide comme par un juste retour des choses, de faire souffrir son nouvel infirmier, un jeune homme, tout juste engagé, à l’allure de grand benêt, « à la petite mèche molle », mais qui va prendre au fil des pages, une épaisseur rare.

On le comprend de suite, nous sommes dans le domaine de l’émotion, celle qui conduit à considérer le gardien des nuits de Neno comme un « con » puis comme un homme indispensable aux dernières heures. Ils sont bien deux sur le chemin doux-amère de la vie à la mort. Un lutte pour vivre quelques heures encore, l’autre pour l’accompagner dans ce voyage ultime.
Le jeune pataud, maladroit, se révèle au fil de l’avancement du récit un être riche d’empathie et même d’amour. Et les relations malade-soignant, fondées sur le mépris d’une part et la maladresse d’autre part, vont peu à peu se complexifier. Ce cheminement est magnifiquement décrit, étape par étape, qui fait passer la vieille « palourde » dont le renvoi est demandé par Néo, à un ultime « J’ai besoin de toi, fais pas le con ».

Le trait simple mais magnifique de Juanungo évite et remplace les phrases lourdes et compatissantes. Un trait pour esquisser un sourire, des sourcils pour montrer la tendresse, des épaules tombantes pour exprimer le poids d’une mission, suffisent. Les corps disent beaucoup et ils racontent aussi, en toile de fond, les difficultés de l’environnement familial, professionnel, amical, à accompagner la fin de vie.

Il semble toujours nécessaire de préciser pour ces ouvrages à la thématique plutôt sombre que cette Bd, comme beaucoup d’autres qui traitent de la vieillesse, de la fin de vie, ne sont en aucun manière mortifère. Juanungo traite en fait d’une amitié naissante, suivie pas à pas, d’autant plus forte que l’on sait qu’elle va s’achever dès que commencée. C’est doux comme deux mains qui se saisissent l’une de l’autre. Celle fripée, posée sur le drap d’un lit, d’un vieil intello acariâtre attendri et celle épaisse et lourde d’un jeune homme empoté mais d’une sensibilité rare. C’est doux comme une formidable Bd intense en émotions. C’est doux comme la vie qui se poursuit. Pour les autres.