sandrine57

Lectrice compulsive d'une quarantaine d'années, mère au foyer.

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28 février 2013

Paris, 30 avril 2013. Un homme roule dans la ville, prend le périph, arrive en banlieue et trouve une rue tranquille, à Saint-Ouen, tout près de la déchetterie et de la fourrière. C'est cet endroit qu'il a choisi pour garer sa Xantia et mettre fin à ses jours en se plantant dans le coeur le couteau qu'il vient d'acheter. Il a choisi la veille des défilés du 1er mai, où en tant que syndicaliste il aurait figuré en bonne place, pour en finir avec une vie qui ne lui convenait plus. Pourtant, il n'était pas seul, il avait des amis. La preuve : sur son portable les SMS affluent, on l'invite à des fêtes, on s'inquiète de savoir ce qu'il fait, on déplore son silence.
Ce même jour, Parfait sillonne le Xè arrondissement de Paris au volant de son camion-poubelle. Il a hâte que s'achève cette journée de travail et s'impatiente de la lenteur de ses "ripeurs". Ce soir, il sera à Montrouge dans la salle du Chic Club et connaîtra son heure de gloire. Il a tout prévu, une tenue inédite et hors du commun, des accessoires plus que parfaits, dont un boy blanc qui tiendra une ombrelle au-dessus de sa tête et une arrivée en Rolls! C'est sûr, il va vaincre et réduire à néant les efforts de tous les autres sapeurs de la soirée. Il aimerait que son pote syndicaliste soit là pour voir ça mais ses SMS restent sans réponse...
Pour Barbara, la journée est longue aussi. Sur ses rollers, elle parcourt la capitale pour écouler le contenu de son "gloryfier", un panier d'ouvreuse de cinéma qu'elle porte autour de la taille et qui contient des souvenirs de Paris en tout genre, gadgets, briquets, lingettes désinfectantes, crèmes solaires, etc. Entre un aller-retour à Aubervilliers pour refaire le plein de marchandises, une conférence à la prestigieuse ESCP (Ecole Supérieure de Commerce de Paris), Barbara patine et vend en rêvant d'un brillant avenir, une franchise à son nom et des équipes de vendeurs en rollers dans toutes les rues de la capitale. Elle réussira, c'est certain, et elle ne sera pas seule, son amoureuse, future réalisatrice, sera à ses côtés et elles formeront un couple riche et heureux. En attendant, les affaires marchent bien, son gloryfier se vide et quand certains clients la prennent de haut parce qu'elle est chinoise, elle s'en amuse, comme ce frimeur de chauffeur de camion-poubelle black qui lui a acheté un briquet érotique et qu'elle a gentiment insulté dans sa langue maternelle.

Une journée particulière dans la vie de trois personnages qu'on a l'habitude de croiser sans vraiment les voir, un syndicaliste déprimé, un éboueur congolais et une vendeuse ambulante chinoise. Une écriture brillante, poétique, imagée qui donne l'impression de visionner trois court-métrages. Terrassé par la vie comme le premier ou conquérants comme les deux autres, on les suit dans un Paris accablé de chaleur pour un voyage au coeur de leurs pensées.
Frédéric Ciriez manie la plume avec brio et ne recule devant aucun détail pour nous mener dans l'intimité de ses personnages. En Xantia, en camion-poubelle, en Rolls, à rollers ou en bus, on découvre un Paris magnifié par une écriture moderne et nerveuse et ce sont des mondes inconnus qui s'ouvrent à nous : les errances du syndicaliste, inspecteur du travail, conseiller en insertion, malheureux avec les femmes; les sapeurs congolais qui vivent et respirent pour le Vêtement, se rencontrent lors de soirées prévues pour se mesurer, se défier, par le costume et par les mots; les vendeurs ambulants, la fatigue, les meilleurs coins, les clients difficiles, les techniques de vente.
Un roman saisissant, surprenant et tendre, à lire.

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25 février 2013

Marseille, 1940. Jeanne n'a que 10 ans et elle est seule dans la ville. Blanche, sa mère, vient d'être prise dans une rafle avec Thomas, un ami de la famille. Terrorisée, Jeanne peine à retrouver l'hôtel où elle vit avec Blanche depuis quelques jours. Quand enfin elle peut se réfugier dans la chambre sordide avec la peur et la solitude pour seules compagnies, Jeanne remonte le fil de ses souvenirs : les vacances chez Paul, son grand-père, dans la Villa des hauteurs de Sanary, la première fois qu'elle a rencontré Thomas, les instants de bonheur, les inquiétudes et les chagrins. Trop jeune pour tout comprendre de cette période mouvementée, Jeanne se plonge dans le cahier que Blanche a laissé là et y découvre d'autres étés à la Villa, quand Blanche n'était encore qu'une enfant, quand Thomas était un jeune écrivain allemand, libre, presqu'insouciant, avant que l'Histoire ne le broie et qu'il paie très cher son opposition au régime nazi.

C'est l'histoire d'une passion enfantine qui ne s'éteint pas avec le temps et devient un sentiment puissant sourd à tout ce qui n'est pas cet amour. Blanche, enfant admirative de l'ami de ses parents, se transforme au fil des années en une femme amoureuse et prête à tout pour l'homme qu'elle aime, oublieuse de tout le reste, même de sa fille. C'est aussi l'histoire d'une amitié, celle de Paul et de sa femme pour un jeune homme rencontré en Italie, une amitié qui se renforcera au fil du temps et qui touchera aussi Jeanne, très attachée à Thomas. Et puis, c'est l'histoire de Thomas, un jeune homme joyeux, amoureux de Berlin, et qui ne peut se résoudre à accepter la montée du nazisme dans son pays. Ecrivain contestataire, il est envoyé dans un camp puis exilé. Torturé, blessé dans sa chair, brisé par la mort de son meilleur ami, désormais apatride, il trouve refuge en France auprès de ses amis et s'abrutit dans le travail physique pour oublier le camp, la mort, les pertes.
C'est une histoire d'autant plus touchante qu'elle est racontée par Jeanne, avec sa naïveté, ses incompréhensions. Mais cela n'enlève rien à la puissance du récit qui, à travers le destin tragique de Thomas, nous ouvre les yeux sur le sort des résistants allemands, broyés, chassés, quand ils n'étaient pas tués.
Une facette de la deuxième guerre mondiale à découvrir, un roman bouleversant à ne pas rater.

Merci au club Dialogues croisés pour ce coup de coeur.

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22 février 2013

Gary Montaigu a tout pour être heureux: le succès, la célébrité, un prestigieux prix littéraire, une belle épouse et un grand projet. En effet, il vient de signer pour participer à "Un écrivain, un vrai" la première émission de téléréalité consacrée à la littérature. Le principe en est simple : des caméras le filmeront 24 heures sur 24, les téléspectateurs suivront en direct son travail d'écriture et pourront intervenir directement sur son nouveau roman en cliquant sur "J'aime, Je partage" ou en changeant le cours de l'histoire si elle ne leur convient pas. Pour Gary, c'est une façon de se mettre au goût du jour et de faire connaitre la littérature au plus grand nombre. Mais entre un beau projet et sa réalité concrète, il y a un gouffre dans lequel l'écrivain tombe lentement. Alors que sa femme Ruth s'épanouit sous les caméras, Gary s'éteint, se tarit, ne supportant pas cette intrusion de chaque instant dans son intimité et dans son travail de création.
Un an plus tard, il vit reclus dans son bureau au sous-sol, cloué sur une chaise roulante après un accident. Il écrit encore mais sans conviction, seulement sous l'autorité de Ruth qui le presse d'ailleurs de reprendre le tournage bien qu'il s'y refuse obstinément.

A une époque où tout le monde twitte et partage des informations sur facebook, où devant leurs écrans de télévision, les spectateurs suivent les pseudo-aventures de pseudo-vedettes dans la jungle, sur une île ou à Las Vegas, dans un monde où tout doit aller vite où les foules adorent et oublient dans la foulée, la littérature n'est-elle pas devenue has-been? Pour Gary Montaigu, être le héros d'une émission de téléréalité, c'est faire entrer la littérature dans chaque foyer, c'est permettre à tous de s'investir dans une oeuvre mais il ne se doute pas que la réalité de ce genre de programme porte un nom trompeur. Il ne s'agit pas de montrer la réalité telle qu'elle est mais de la scénariser pour qu'elle intéresse, émeuve, énerve, passionne le plus grand nombre. Très vite, Gary perd pied, la production s'immisce dans sa vie privée, décide de qui il doit voir, écouter, aimer, de ce qu'il doit dire et surtout de ce qu'il doit écrire. Son roman ne lui appartient plus, la littérature est reléguée au second plan, ce qui compte c'est plaire au public et le public ne veut pas réfléchir, il veut des cris, des larmes, du sexe, de l'action.
Saine réflexion sur l'avenir de la littérature à l'ère des réseaux sociaux, de la consommation kleenex et du voyeurisme, Un écrivain, un vrai est un roman élégant et passionnant qui fait frémir. Espérons que jamais la littérature ne se fourvoiera dans ce genre de programme et qu'il restera toujours suffisamment de lecteurs avides de rêver, d'apprendre et de réfléchir grâce au talent d'un écrivain libre et créatif!
Un roman, un vrai....et si j'osais je dirais ...J'aime, je partage!

Un grand merci à la librairie Dialogues pour cette belle découverte.

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20 février 2013

Perché dans les nuages, à 2493 mètres, tout près de la source du Nil, le lycée Notre-Dame du Nil accueille la future élite féminine de la nation rwandaise. Les chastes jeunes filles, issues des meilleures familles, viennent y décrocher un diplôme qui plus sûrement qu'un travail, leur permettra de trouver un mari dans les hautes sphères de la société. Soeurs catholiques, professeurs belges et coopérants français leur inculquent les valeurs démocratiques et chrétiennes qui conviennent dans un pays qui a mené à bien sa révolution sociale. Harmonieuse en apparence, l'ambiance est pourtant délétère. La société rwandaise est divisé entre Hutus et Tutsis et ce clivage a pénétré cet antre du savoir. Les élèves hutus y sont largement majoritaires et n'hésitent pas à humilier les jeunes filles tutsis qui ne sont là que par la grâce d'un quota imposé par l'état. La plus virulente est Gloriosa qui rêve d'une carrière politique au sein du Parti du peuple majoritaire et aime à rappeler à Virginia et Véronica qu'elles ne sont que des cafards qui n'ont rien à faire à Notre-Dame du Nil. Autour d'elle, une cour s'empresse même si Immaculée ne partage pas ses positions et que Modesta est tiraillée par ses origines métisses.
Plus proche voisin du lycée, Monsieur de Fontenaille, un vieil original, est bien le seul à regretter le temps où les Tutsis étaient les maîtres du pays. Persuadés qu'ils sont venus d'Egypte et descendent des pharaons, il cherche son Isis dans le visage des élèves tutsis. Déesses pour les blancs, parasites pour les Hutus, les Tutsis du lycée essaient d'obtenir leur diplôme sans faire de vague pour qu'un jour elles ne soient plus ni hutus ni tutsis mais simplement des "évoluées".

Situé après l'indépendance du Rwanda et avant le génocide de 1994, le roman de Scholastique MUKASONGA dépeint les prémisses d'une haine larvée qui deviendra une guerre.
Cela commence comme une chronique bon enfant qui décrit la vie dans un lycée de jeunes filles catholique : l'arrivée en grande pompe des élèves le jour de la rentrée, le pèlerinage annuel à la Vierge du Nil, les amitiés, les cours, les professeurs...Mais très vite, on perçoit un malaise. Gloriosa, élève crainte et respectée, leader politique en devenir, cristallise les travers d'un pays qui se veut indépendant et démocratique mais favorise les Hutus, le "peuple majoritaire". On ressent l'opposition, la rivalité, la haine même que les Hutus portent aux Tutsis et qui va aller en grandissant tout au long de l'année scolaire. Les petites remarques acerbes deviendront des insultes plus crûes et dégénéreront en haine raciale, appel à la violence, voire au meurtre. Pendant que les élèves hutus appellent à l'épuration ethnique, rameutent leurs troupes et organisent le massacre, les blancs ferment pudiquement les yeux sur un conflit dont ils ont pourtant été les instigateurs, ayant bouleversé le système clanique traditionnel en place à l'époque de la colonisation et favorisé à tour de rôle un camp au détriment de l'autre, au gré d'obscures alliances politiques.
Roman fort, beau et puissant, Notre-Dame du Nil n'est malheureusement pas issu de la seule imagination de son auteure. Elle-même rescapée du génocide, Scholastique MUKASONGA s'est inspirée de ses propres souvenirs pour décrire un pays qui se déchire toujours. Et pourtant, on sent tout l'amour pour le Rwanda dans ce livre avec ses rites, ses traditions, ses croyances, ses paysages, ses gorilles...Un pays magnifique qui a connu l'horreur et qui mériterait une paix solide et durable.

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19 février 2013

Pour Douglas, vivre au Cap c'est grandir au paradis! Ses parents sont aimants, le soleil brille, il y a de bonnes vagues pour surfer et Marsden, son jumeau est toujours près de lui, immuable et rassurant. Tout bascule le jour de Noël 1976. La famille est réunie autour d'un barbecue, pendant que les femmes prennent le soleil, les garçons jouent au cricket. Quand son père lance une balle qui atteint Marsden à la tête, le monde s'écroule. Marsden ne se relèvera pas, il n'avait que 14 ans .Douglas va devoir apprendre à vivre seul. Coupable d'un accident, son père choisit la fuite. Sa mère démissionne de son poste d'enseignante et décide de quitter une ville et une maison pleine de souvenirs. Amputé d'un fils et d'un père, ce qu'il reste de la famille prend la direction du Karoo, région aride de l'Afrique du sud profonde et s'arrête à Klipdorp, village reculé, perdu dans le désert. Avec son look de surfeur et ses idées libérales, Douglas n'y est pas le bienvenu. Tête de turc des élèves de sa classe, il trouve heureusement un peu de réconfort auprès de Moses, le vieux pompiste noir du village et de Marika, une fille aux allures de gitane qui essaie d'échapper à la tyrannie d'un père raciste et violent.

Comment un adolescent peut-il survivre à la perte d'un frère? Comment faire son deuil quand le disparu était votre portrait et que son image, fugace, se reflète dans un miroir, apparaît au fond d'un verre? Quand il se regarde, Douglas voit Marsden...Est-ce pour ne plus voir le fils qu'il a tué dans le fils qui lui reste que le père a préféré fuir? Déjumelé, selon son propre terme, Douglas est aussi en exil, loin des paysages familiers, loin de son enfance. Dans la sécheresse étouffante du Karoo, Douglas découvre aussi le vrai visage de son pays, l'injustice, la violence faites aux noirs. A Klipdorp, village afrikaaner, l'apartheid n'est pas une vue de l'esprit mais un système qui donne aux blancs le droit de vie ou de mort sur des noirs traités moins bien que le bétail. Confronté à la haine ambiante et à ses propres lâchetés, Douglas va grandir avec l'idée de retourner au paradis, de revoir Le Cap et l'océan.
Roman d'apprentissage, chronique d'une enfance dans un pays clivé, Karoo boy est une histoire sombre et âpre, qui prend aux tripes et laisse dans le coeur la trace amère des injustices dont la vie est coutumière.